LOUP D’AVEUGLE
Patricia Briggs
Patricia Briggs est l’auteur de la série à succès Mercedes Thompson. Elle vit en compagnie de sept chevaux, un chien, trois chats, des serpents, des oiseaux, et un mari génial et particulièrement tolérant, dans une maison qui ressemble à un zoo croisé avec une bibliothèque. Les chevaux vivent à l’extérieur.
On sonna à la porte. C’était le problème, avec son métier. Trop de gens pensaient pouvoir venir lui rendre visite à n’importe quel moment. Même en plein milieu de la nuit, alors que ses horaires étaient clairement affichés sur sa porte et sur son site web.
Bien sûr, ouvrir la porte, ça la changerait de rester assise à ruminer dans le noir. Cela étant, son univers était toujours plongé dans l’obscurité. C’était la raison pour laquelle elle détestait autant les cauchemars : elle ne pouvait pas allumer la lumière au réveil. Et de tous ses cauchemars c’étaient les rêves prémonitoires qui étaient les pires. On sonna de nouveau.
Elle dormait – ou en tout cas, essayait de dormir – aux mêmes heures que la plupart des gens. Et elle s’efforçait de respecter des horaires de travail stricts. C’était quelque chose qu’elle n’hésitait pas à faire remarquer aux crétins qui venaient la réveiller en pleine nuit. Ceux-ci voulaient voir Glinda, la Bonne Sorcière du Sud, mais après minuit, ils se retrouvaient face à la Méchante Sorcière de l’Ouest et s’enfuyaient généralement à toute allure de peur d’être attaqués par des singes volants.
La personne qui se trouvait de l’autre côté de la porte n’avait aucun moyen de se douter à quel point elle lui était reconnaissante d’avoir interrompu le fil de ses pensées.
La sonnette se mit à retentir sur un rythme lancinant, un coup long, un coup court, un coup long, et elle se sentit soudain beaucoup moins reconnaissante. Au diable les singes volants, elle allait transformer cette personne, qui qu’elle soit, en grenouille. Elle chaussa vivement ses lunettes noires et traversa le hall d’entrée d’un pas déterminé. Dommage que la plupart des bons sorts de transmutation aient été perdus avec la famille Coranda au XVIIe siècle : les gens mal éduqués avaient bien besoin d’être transformés en grenouilles. Ou en cochons. Elle ouvrit brusquement la porte et frappa la main indélicate qui maltraitait la sonnette. Elle eut même le temps de dire « Arrêtez ça ! » avant que l’esprit du visiteur la frappe avec la force d’un coup physique. Son odorat lui apprit, avec un peu de retard, qu’il était couvert de sueur, comme s’il avait couru. Ses autres sens lui dirent qu’il était différent.
Non qu’elle aurait pu penser qu’il était humain. Contrairement à d’autres sorcières, elle ne faisait pas de publicité, et de ce fait n’avait que rarement des clients ordinaires. Il arrivait que des humains aient des problèmes qui perturbaient son sommeil, auquel cas elle leur lançait un sort pour qu’ils la retrouvent ; mais ceux-là, elle savait quand ils arrivaient.
— Madame Keller, gronda-t-il, j’ai besoin de vous parler.
Au moins avait-il arrêté de maltraiter la sonnette.
Elle haussa le sourcil jusqu’à ce qu’il apparaisse au-dessus de ses lunettes.
— Les gens bien éduqués viennent ici entre 8 et 19 heures, l’informa-t-elle. Un loup-garou, pensa-t-elle. S’il perdait vraiment son sang-froid, elle se retrouverait dans une situation délicate, mais il semblait plus désespéré qu’en colère… Encore qu’avec les loups, les deux états pouvaient se confondre à une vitesse remarquable.
— Quant aux malpolis, je les renvoie d’où ils viennent, poursuivit-elle.
— Demain matin, il sera probablement trop tard, répliqua-t-il, avant d’ajouter quelque chose qui la convainquit de continuer à l’écouter : C’est Alan Choo qui m’a donné votre adresse. Il m’a dit que vous étiez la seule personne assez courageuse pour les défier.
Elle envisagea de lui refermer la porte au nez : même un loup-garou ne pourrait traverser son portail si elle ne le voulait pas. Mais les défier, eux… Son cauchemar, ainsi que ceux des semaines précédentes, les concernait, lui, surtout. Et son instinct lui disait qu’il s’agissait de rêves prémonitoires et non de simples cauchemars. Le moment était enfin venu. Et non, décidément, elle ne lui était pas du tout reconnaissante.
— Alan vous a-t-il conseillé de me parler en ces termes précis ?
— Oui, m’dame.
Sa colère était toujours palpable, mais il avait réussi à la maîtriser. De toute façon, elle n’était pas dirigée contre elle : c’était une fureur née de la frustration et de la peur. Elle savait exactement ce qu’il ressentait.
Elle se concentra et posa les questions auxquelles il devait s’attendre.
— Et qui donc suis-je censée défier ?
Il lui donna la réponse qu’elle attendait.
— Quelque chose qui se nomme le convent de Samhain.
Moira[1] raffermit sa prise sur la porte.
— Je vois.
Ce n’était pas un convent à proprement parler. Quoi qu’en dise la littérature actuelle, cela faisait longtemps qu’un véritable convent n’avait pas été réuni. Pour cela, il fallait rassembler treize membres, sans aucun lien familial sur six générations. Chaque famille amassait ses propres sorts spécialisés, et un convent de treize membres permettait de bénéficier de tous ces types de magie. Mais étant donné que les familles de sorciers avaient peu ou prou disparu à force de se battre entre elles, les convents appartenaient au passé. Les rares familles survivantes – et elles étaient loin d’être treize, si on ne comptait ni les Russes, ni les Chinois, qui ne se mélangeaient pas aux autres – se détestaient profondément. Kouros avait changé les règles pour s’adapter à l’époque. Son convent comptait entre dix et treize membres qui changeaient tout le temps : il avait tendance à lessiver ses adeptes. Le groupe actuel descendait de seulement trois familles, à sa connaissance, et la plupart n’étaient même pas correctement formées. Des gamins qui suivaient leur chef ;
Samhain était loin d’être aussi puissant que les convents traditionnels, mais ses membres étaient assez effrayants pour que même les vampires du coin ne leur cherchent pas de noises. Or, Seattle, avec son temps nuageux, avait attiré un important essaim de vampires. Le maître de Samhain avait proposé à Moira de les rejoindre lorsqu’elle avait treize ans. Elle avait refusé, et ce refus leur avait coûté cher à tous les deux.
— Qu’est-ce que Samhain a à faire avec un loup-garou ? demanda-t-elle.
— Je pense qu’ils ont enlevé mon frère.
— Un loup-garou, lui aussi ?
Il n’était plus tellement rare de rencontrer des frères loups-garous, surtout depuis que le Marrok, Celui-Qui-Gouvernait-Les-Loups, avait commencé à changer les gens avec plus de précautions que dans le passé. Mais ce n’était pas non plus très courant. Survivre au Changement, même avec les garde-fous instaurés par le Marrok, était loin d’être une certitude, elle le savait.
— Non. (Il inspira profondément.) Ce n’est pas un loup-garou, mais un humain. Et il a la vision. Choo pense que c’est pour cette raison qu’ils l’ont enlevé.
— Votre frère est sorcier ?
Le bruit d’un froissement d’étoffe trahit le haussement d’épaules du loup-garou, et apprit à Moira qu’il n’était pas aussi grand qu’elle le pensait : à peine plus que la moyenne, pas un géant de deux mètres comme il lui avait semblé au premier abord. C’était toujours bon à savoir.
— Je n’en sais pas assez concernant les sorciers pour pouvoir en être certain, s’excusa-t-il. Jon a des intuitions. Il va décider d’aller se promener et trouver un billet de cinq dollars que quelqu’un a laissé tomber, ou alors jouer un certain numéro à la loterie qui lui rapportera dix balles. Ce genre de choses. Rien de bien impressionnant, et rien qu’on aurait remarqué si ma grand-mère n’avait pas eu le même genre de talent, en plus fort.
La vision était l’un de ces termes génériques qui n’apprenaient rien de précis à Moira. Cela pouvait aussi bien vouloir dire qu’il y avait un peu de sang fae dans la famille ou qu’il s’agissait carrément de vrais magiciens. Les pouvoirs limités de son frère ne signifiaient pas qu’il n’était pas un sorcier : la magie était toujours moins puissante chez les hommes. Mais quoi qu’il en soit, Alan Choo avait raison : c’était quelque chose qui avait certainement attiré l’attention de Samhain. Elle se frotta la pommette, même si elle savait qu’une friction ne suffirait pas à atténuer la douleur fantôme.
Samhain. Avait-elle vraiment le choix ? Dans ses rêves, elle mourait.
Elle pouvait sentir le poids du regard intense du loup, qui devenait de plus en plus oppressant du fait de son silence. C’est alors qu’il dit quelque chose qui vint à bout de ses dernières résistances.
— Jon est flic, il travaille sous couverture, et je doute que le convent soit au courant. Si on retrouve son cadavre, il y aura enquête. Et je m’assurerai que l’angle de la sorcellerie soit sérieusement pris en compte. Peut-être croiront-ils un loup-garou quand il leur dira que les sorciers sont tout autre chose que des diseurs de bonne aventure coiffés d’un turban.
Il détestait avoir recours au chantage, elle le sentait, mais il ne bluffait pas. Il devait profondément aimer son frère.
Elle ressentit un éclair d’empathie, qui disparut comme il était venu. De l’empathie envers ce loup en particulier, en tout cas.
Si elle ne l’aidait pas, son frère mourrait entre les mains de Samhain, et elle en porterait aussi la responsabilité. Si ça devait lui coûter la vie, comme le laissaient entendre ses cauchemars, alors peut-être ne serait-ce que justice.
— Entrez, finit-elle par dire à contrecœur.
Il devait penser que son peu d’enthousiasme était dû à sa menace, et il fallait bien reconnaître que, si la police se mêlait des affaires du convent, ça aurait des conséquences regrettables pour tout le monde.
Mais ce n’était pas cela qui l’avait convaincue. Elle prenait soin de ses semblables : c’était son travail. Elle voyait donc les policiers comme des frères d’armes. Si elle avait l’occasion d’en aider un, c’était son devoir de le faire. Même au prix de sa propre vie.
— Il va falloir que vous attendiez que j’aie bu un café, marmonna-t-elle.
Puis le souvenir de sa mère la força à être polie :
— Vous en voulez un ?
— Non. On n’a pas le temps. Il semblait en être certain. Peut-être que lui aussi avait un peu de cette vision.
— Nous avons jusqu’à demain soir, si c’est bien Samhain qui l’a enlevé. Elle fit volte-face et lui laissa le choix de la suivre, ou non, en poursuivant par-dessus son épaule :
— Sauf s’ils l’ont kidnappé parce qu’il avait assisté à quelque chose de compromettant. Dans ce cas, il est probablement déjà mort. Quoi qu’il en soit, nous avons le temps pour un café.
Il referma la porte avec une douceur délibérée et la suivit.
— Demain, c’est Halloween. Samhain.
— Kouros n’est pas wiccan, pas plus qu’il est grec, mais c’est la légende qu’il sert à ses adeptes, lui dit-elle en s’enfonçant dans les profondeurs de son appartement. Elle pensa à allumer la lumière, non qu’il en ait besoin : c’était un loup. Mais cela lui paraissait être une marque de courtoisie. Or, des alliés devaient se montrer courtois les uns avec les autres.
— C’est comme un prestidigitateur : il utilise les mythes, les religions, tout ce qui est nécessaire pour les maintenir sous sa coupe. Samhain – la période, pas le convent – est synonyme de puissance pour les faes, pour les wiccans et pour les sorciers. Kouros s’en sert pour consolider la sienne, et sacrifier quelqu’un doté d’un peu de pouvoir génère plus de force que de tuer un chien errant, tout en ne lui posant pas plus de problème de conscience.
— Kouros ?
Il prononça le nom comme s’il s’agissait de la réponse à une énigme cruciale. Mais ça ne devait pas être si important que ça, puisqu’il poursuivit presque aussitôt :
— Je croyais que seules les femmes pouvaient être des sorcières.
Il la suivit dans la cuisine, beaucoup trop près d’elle à son goût. S’il décidait de l’attaquer, elle n’aurait pas le temps de lui lancer un sort.
Mais il ne l’attaquerait pas. Ce ne serait pas lui qui causerait sa mort, aujourd’hui. Les lampes de la cuisine se trouvaient bien là où elle se le rappelait, et elle ne put qu’espérer qu’elle les allumait bien, au lieu de les éteindre. Elle ne se souvenait jamais du sens des interrupteurs. Il ne fit aucune réflexion et elle en conclut qu’elle ne s’était pas trompée.
Elle préparait toujours sa cafetière la veille et n’eut donc qu’à appuyer sur le bouton pour qu’elle se mette à gargouiller : la promesse d’un café imminent.
— Hum, toussota-t-elle en se souvenant qu’il venait de lui poser une question. (Sa proximité la troublait, et pas pour les bonnes raisons.) Les femmes font souvent des sorcières plus puissantes, mais il est possible de compenser ce manque de talent avec suffisamment de mort et de souffrance. Celles d’autres personnes, bien sûr, quand on pratique la magie noire, comme Kouros.
— Qu’est-ce que vous êtes, vous ? demanda-t-il en flairant son odeur.
Son souffle lui chatouilla la nuque. Les loups avaient une notion assez spéciale de l’espace personnel, elle l’avait déjà remarqué.
Le café se mit enfin à goutter dans la carafe, lui donnant une bonne raison pour s’éloigner.
— Alan ne vous l’a pas dit ? Je suis une sorcière.
Il avança à son tour et son nez vint toucher l’endroit sensibilisé par son souffle. Cela lui fit l’effet d’une décharge électrique et ses bras se couvrirent de chair de poule.
— Ma meute paie une sorcière pour nettoyer nos dégâts. Vous n’avez pas du tout la même odeur.
Il ne voulait certainement pas insinuer quoi que ce soit : il agissait simplement en loup. Elle s’éloigna de nouveau de lui sous le prétexte d’attraper une tasse, ou plus exactement, il la laissa s’éloigner.
Alan avait raison : elle avait besoin de sortir plus souvent de chez elle. Cela faisait… eh bien, très longtemps qu’elle n’avait pas eu la moindre relation amoureuse. La réaction du dernier homme qu’elle avait fréquenté lorsqu’il avait vu ce qu’elle s’était infligé à elle-même n’était pas une expérience qu’elle tenait à reproduire.
Le visiteur sentait bon, même avec l’odeur de sueur qui lui chatouillait les narines. Il dégageait une impression de force et de chaleur, une promesse de sécurité qu’elle n’avait jamais ressentie chez quelqu’un d’autre qu’elle-même. Les loups dominants prennent soin de leur meute : c’était probablement pour ça qu’elle avait ce sentiment. Et ça ne l’empêchait pas de sentir la mort planer au-dessus de sa tête.
Et quelle qu’en soit la raison, sa proximité et la sensation de son souffle sur sa peau éveillèrent en elle un sentiment qui, elle le savait, serait aisément perceptible par le loup. On ne peut pas cacher son intérêt sexuel à quelqu’un qui est capable de suivre à la trace un oiseau-mouche en vol. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient se permettre de voir leurs affaires perturbées par le désir… en imaginant qu’il soit intéressé, de toute façon.
— Les sorciers augmentent leur puissance par la mort et la souffrance. Le fait de les infliger est aussi important que la nature de la victime, expliqua-t-elle d’un ton égal en versant le café dans deux tasses d’une main ferme.
Et elle était experte en matière de sacrifices. Le fait de réprimer son envie de coucher avec un loup-garou inconnu apparaissant sur le pas de sa porte n’arrivait pas à la cheville de ceux qu’elle avait dû consentir.
Elle buvait son café sans lait ni sucre, et c’est ainsi qu’elle l’offrit à son visiteur.
— Le Mal dégage une puanteur psychique. Peut-être que c’est cette odeur que votre nez de loup-garou a pu percevoir. Je n’en suis pas certaine, vu que je n’en suis pas un. Il y a du lait dans le frigo et du sucre dans le placard devant vous, si vous le désirez.
Elle était très différente de ce à quoi Tom s’attendait. La sorcière de sa meute était une femme d’âge indéterminé, à l’allure maternelle, qui portait des saris colorés, sentait fortement le patchouli et le sang séché, ainsi qu’une autre odeur âcre et sombre que son parfum ne parvenait pas complètement à dissimuler. Quand il lui avait fait écouter le message de Jon, elle avait raccroché et refusé de répondre à ses autres appels.
Le temps qu’il arrive chez elle, la maison était fermée à clé et personne ne s’y trouvait. C’était pourquoi il se doutait que ce convent de Samhain pouvait représenter un plus gros problème que prévu, et il était dévoré par l’inquiétude. Il s’était rendu dans le passage souterrain où vivait son frère, puis avait exploré nez au vent les parcs et autres endroits qu’il fréquentait. Mais il semblait que le lieu où ils retenaient Jon – il refusait d’envisager qu’il puisse être mort – se trouvait loin de celui où il avait été enlevé.
Son Alpha n’appréciait pas que les membres de sa meute se mêlent d’affaires extérieures à celle-ci – « Ta seule famille, c’est ta meute, Tom. » – et il n’avait donc pas pris la peine de le consulter. Au lieu de cela, il était allé voir Choo. Ce dernier, le seul loup soumis de la meute de la Cité d’Émeraude[2], était herboriste et connaissait quasiment tout le monde dans le milieu surnaturel de Seattle. Quand il avait mentionné le message que Jon avait laissé sur son répondeur, Alan lui avait donné un papier avec le nom et l’adresse de cette femme. Il aurait pu penser que c’était une blague, mais ce n’était pas le genre de son ami. Il était donc parti à la recherche d’une sorcière prénommée Wendy, ou plus exactement Wendy Moira Keller.
Il avait été plutôt déçu au premier abord. Wendy la sorcière était haute comme trois pommes, avec des courbes généreuses là où il fallait, une chevelure légère comme le plumage d’un oiseau et d’un noir si profond que ce devait être une teinture, car seuls les labradors et les chats pouvaient avoir un pelage aussi sombre. Ses affreuses lunettes en forme de masque l’empêchaient de deviner son âge exact, mais il était prêt à parier qu’elle n’avait pas plus de trente ans. Ne serait-ce que parce qu’aucune femme plus âgée n’aurait accepté de porter de telles lunettes. Le flic en lui se demanda si celles-ci ne servaient pas à cacher des bleus… mais son odorat lui dit qu’aucun homme ne vivait dans cette maison. Elle portait un tee-shirt gris, sans soutien-gorge, et un pantalon de pyjama noir avec des motifs représentant des crânes de pirates ornés de petits nœuds rouges. En revanche, il ne vit aucun tatouage ou piercing, comme si elle s’était contentée d’un look gothique de supermarché. Elle sentait les fleurs fraîches et la menthe. Son appartement était peu meublé, dans des tons qui n’allaient pas très bien ensemble.
Et il ne lui faisait pas peur.
Or, Tom faisait peur à tout le monde. C’était le cas même avant la bagarre qui avait vu sa meute affronter une bande de faes, quelques années auparavant. Il s’était alors fait méchamment lacérer le visage avec une lame magique, et ça n’avait jamais vraiment bien cicatrisé. Les marques qu’il portait sur les joues lui donnaient l’air presque aussi dangereux qu’il l’était en réalité. Les gens avaient tendance à marcher sur des œufs, quand il était dans le coin. Et non seulement elle n’avait pas peur, mais en plus, elle ne prenait pas la peine de dissimuler son agacement d’avoir été réveillée en pleine nuit. Il la suivit de près, la traquant presque, et tout ce qu’il put ressentir de sa part, ce fut un éclair de désir sexuel si rapide qu’il aurait pu le rater totalement s’il avait été plus jeune. Soit elle était stupide, soit elle était très puissante. Et comme Alan l’avait envoyé ici, il devinait que c’était cette dernière possibilité. Il l’espérait, en tout cas. Il n’avait pas la moindre envie de café, mais accepta néanmoins la tasse qu’elle lui tendait. Le breuvage était plus noir et plus fort que ce qu’il avait l’habitude de boire, mais il était bon.
— Pourquoi ne sentez-vous pas comme les autres sorcières ?
— Comme Kouros, je ne suis pas wiccan, répondit-elle, mais leur manière de refuser de nuire à autrui me semble être un bon choix de vie.
Magie blanche.
Il savait que les wiccans se considéraient comme des sorciers, et certains d’entre eux avaient assez de sang de sorcier pour que ce soit le cas. Mais les véritables sorciers ne le devenaient pas par simple croyance : c’était quelque chose qui se transmettait génétiquement. On naissait sorcier, on étudiait simplement pour s’améliorer. Mais le vrai pouvoir venait du sang et de la mort… principalement ceux des autres.
Les sorciers blancs, en particulier ceux qui n’appartenaient pas à la Wicca – pour qui l’union faisait la force –, étaient en général faibles et représentaient des victimes idéales de sacrifice pour les sorciers noirs, qui ne partageaient pas leurs scrupules. Comme Wendy la sorcière l’avait fait remarquer, les sorciers semblaient particulièrement apprécier de tuer ceux qui avaient des pouvoirs magiques.
Tom sirota une gorgée de café et s’étonna :
— Comment avez-vous réussi à ne pas terminer en petits morceaux au fond du chaudron de quelqu’un d’autre ?
La sorcière éclata d’un rire amer et posa brutalement sa tasse sur la table. Elle attrapa une feuille de papier absorbant et la plaqua contre sa bouche, agitée par une quinte de toux pleine de café, paraissant soudain bien moins de trente ans. Quand elle parvint enfin à reprendre son souffle, elle s’écria :
— « En petits morceaux » ! C’est génial ! Il faut que je me souvienne de cette expression.
Toujours souriante, elle reprit sa tasse de café. Il aurait préféré voir ses yeux, parce qu’il avait l’impression persistante que son amusement n’était que superficiel.
— Écoutez, on va faire un truc, reprit-elle. Vous allez me dire qui vous êtes et tout ce que vous savez. Comme ça, je saurai si je peux vous être du moindre secours.
— Pas de problème, approuva-t-il.
Le café était vraiment fort et il pouvait en sentir l’effet, ainsi que celui des quatre tasses qu’il avait déjà avalées plus tôt dans la nuit et qui faisaient vibrer ses os d’une énergie artificielle.
— Je m’appelle Tom Franklin et je suis le premier lieutenant de la meute de la Cité d’Émeraude. (Cela ne la surprit pas. Elle l’avait deviné dès qu’elle avait ouvert la porte.) Mon frère Jon est flic, et il est doué. Cela fait presque vingt ans qu’il travaille pour la police de Seattle, et depuis six mois il travaille sous couverture et se fait passer pour un SDR. Il participe à une enquête concernant un trafic de drogue. Il y a de sacrées saloperies qui traînent dans les rues, ces temps-ci, et c’est à ça qu’il cherche à mettre fin.
Wendy Moira Keller s’appuya contre le placard en poussant un soupir.
— J’aimerais vous dire qu’aucun sorcier ne se mêlerait à un trafic de drogue. Pas pour des raisons morales : les sorciers n’ont pas ce genre de scrupules. Mais la drogue est quelque chose qui peut attirer l’attention. Nous n’avons jamais été aussi secrets que vous, les loups, parce qu’il arrive que des sorciers naissent dans des familles ordinaires et qu’il faut que notre existence soit assez connue pour que ces personnes puissent nous trouver. Mais la plupart des gens nous prennent pour des charlatans inoffensifs. Le trafic de drogue risquerait de changer cette perception, et pas en bien. Mais la bande de Samhain est assez puissante pour que personne n’ait envie de les affronter, et Kouros est aussi arrogant que fou. Il aime l’argent, et il y a parmi ses adeptes au moins un herboriste capable de concocter des substances vraiment bizarres.
Tom haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est de retrouver mon frère, pas de démasquer des sorciers dealers. Et de toute façon, j’ai l’impression que son enlèvement n’avait rien à voir avec son enquête. Je vais vous faire écouter le message de Jon, vous pourrez ainsi tirer vos propres conclusions. Il sortit son téléphone de sa poche et mit le haut-parleur. L’appel venait d’une cabine téléphonique. Il n’y en avait plus tellement, maintenant que les téléphones portables avaient rendu moins rentable l’entretien des cabines régulièrement vandalisées. Mais l’espèce de sifflement audible à l’arrière-plan du message chuchoté par son frère ne trompait pas. Tom avait fait appel à certains contacts pour trouver l’emplacement de la cabine, mais avait été incapable de distinguer l’odeur des kidnappeurs de celle de la centaine de personnes qui étaient passées par là depuis la dernière averse. Quant à la piste de son frère, elle s’interrompait brutalement près de la cabine, devant une épicerie de nuit à la devanture abîmée. Comme s’il avait été téléporté sur une autre planète… ou, de manière plus réaliste, projeté à l’intérieur d’une voiture. La voix de Jon, rauque comme celle d’un fumeur, alors qu’il n’avait jamais touché à une cigarette, retentit dans l’appartement.
— Bon, Tom, mon instinct me dit de t’appeler ce soir, et je lui fais confiance. J’ai entendu parler d’un groupe de tarés qui se fait appeler Samhain. (Il épela le nom pour s’assurer que Tom ne se trompe pas.) Depuis quelques jours, j’ai l’impression que des membres de ce Samhain me suivent. Personne ne veut parler d’eux. On dirait que les gens ont peur…
Il ignorait si la sorcière pourrait entendre ce qui suivit. Cela faisait plus de vingt ans qu’il était devenu loup-garou et ses souvenirs des sens humains étaient plutôt lointains.
Lui, en tout cas, entendit parfaitement une voix féminine pleine de douceur.
— Jon la Chance ? demanda-t-elle. Jon la Chance, qui es-tu en train d’appeler ? Raccroche, maintenant. (Une pause, puis la fille parla dans le combiné.) Allô ? (Une autre pause.) C’est un répondeur, je crois. Pas de quoi s’inquiéter.
Et derrière cette voix féminine, il y en avait une autre, celle d’un homme jeune qui parlait très vite, d’un air empressé :
— Je le sens…Tu le sens pas, toi ? Je le sens en lui. C’est le bon. Il conviendra à Kouros.
Puis il y eut un déclic et la communication prit fin.
Les cinquante dernières fois qu’il avait écouté le message, il n’avait pas réussi à déchiffrer le dernier mot. Mais grâce à ce que lui avait appris la sorcière, cette fois-ci, il le comprit parfaitement.
Tom regarda la sorcière de Choo, mais ne put deviner ce qu’elle pensait. Elle avait, à un moment ou un autre, appris à dompter ses émotions, et seules les plus fortes de celles-ci étaient perceptibles, comme cette pointe de désir qu’il avait sentie lorsqu’il lui avait reniflé la nuque. Même dans la situation dans laquelle il se trouvait, ça avait éveillé son intérêt. Peut-être, quand ils auraient réussi à récupérer son frère, cela vaudrait-il le coup d’aller plus loin. Mais en attendant…
— Vous avez entendu la fin, Wendy ? demanda-t-il.
— Ne m’appelez pas Wendy, répliqua-t-elle sèchement. Mon nom est Moira. Personne ne m’a jamais appelée Wendy en dehors de ma mère, et ça fait longtemps qu’elle est morte.
— D’accord, répondit-il sur le même ton agressif, avant de se maîtriser.
Il était inquiet et fatigué, ce qui avait une mauvaise influence sur sa personnalité. Il se reprit en main et demanda, d’une voix plus douce :
— Vous avez entendu le mec ? Celui qui disait le sentir en lui… j’imagine qu’il parlait de mon frère. Et qu’il conviendrait à Kouros ?
— Non. Ou tout du moins, pas assez bien pour comprendre ce qu’il disait. Mais je sais à qui appartient la voix féminine. Vous aviez raison : il s’agit bien de Samhain.
Il avait beau ne rien percevoir de sa part, il ne put s’empêcher de remarquer qu’elle serrait fortement sa tasse.
— Vous avez besoin d’une Trouveuse, et je ne suis plus capable de faire ça. Attendez, dit-elle en levant la main pour l’interrompre, je ne dis pas que je ne vais pas vous aider, seulement que ça ne sera pas aussi facile que ça pourrait l’être. Vous avez localisé l’appel ? On aurait dit que ça venait d’un téléphone public.
— J’ai trouvé la cabine d’où provenait l’appel, mais je n’ai rien pu en tirer, en dehors du fait qu’il était effectivement passé par là.
Il se tapota le nez du bout du doigt, puis regarda ses lunettes noires et poursuivit :
— J’ai senti son odeur et pu remonter sa piste sur quelques mètres, mais je n’ai pas réussi à découvrir où il est allé ensuite. Ils ont dû le transporter d’une manière ou d’une autre.
— Ils ignorent qu’il est flic et qu’il a un frère loup-garou ?
— Il n’a jamais ses papiers sur lui quand il travaille sous couverture. Et je ne vois pas comment on pourrait deviner que c’est mon frère. À moins qu’il le leur ait dit, et ce n’est pas quelque chose qu’il ferait.
— Bien, approuva-t-elle. Ils ne s’attendent donc pas à vous voir. Ça nous sera utile.
— Connaissez-vous une Trouveuse à qui je pourrais faire appel ?
Elle secoua la tête.
— Personne ne vous aidera contre Samhain. Quiconque s’avise de s’attaquer à eux finit par être puni de manière assez spectaculaire.
Il la vit hésiter à donner quelques exemples de ces punitions, puis renoncer. Elle ne voulait pas l’effrayer. Non que ce soit possible, pas avec la vie de Jon en jeu. Mais il trouvait intéressant qu’elle n’ait pas essayé.
— Si vous m’emmenez là où il a été enlevé, peut-être que je pourrai trouver quelque chose qu’ils auraient oublié, et qui me permettrait de les trouver.
Tom la contempla en fronçant les sourcils. Elle ne connaissait pas son frère, il n’avait pas parlé d’argent et il avait l’impression qu’elle se fichait complètement de la possibilité qu’il fasse appel à la police.
— Mais si Samhain est si puissant, comment se fait-il que vous, une sorcière blanche, soyez prête à les affronter ?
— Vous êtes flic, vous aussi, pas vrai ? (Elle termina son café, mais si elle s’attendait à une réaction de sa part, elle allait être déçue. Il avait déjà vu d’autres sorcières jouer la comédie de l’omniscience. Elle esquissa un petit sourire et reposa la tasse sur le plan de travail.) Ce n’est pas de la magie. Les flics sont facilement repérables : ils passent leur vie à se méfier. Mais d’accord, je vais vous expliquer.
Elle ôta ses lunettes, et il s’aperçut qu’il s’était complètement trompé. Il était presque certain qu’elle était aveugle : c’était l’autre raison principale pour laquelle une femme aurait voulu porter des lunettes de soleil en pleine nuit. Et, effectivement, elle l’était. Mais ce n’était pas pour ça qu’elle se cachait derrière des verres fumés.
Son œil gauche était d’un vert glauque digne de la Créature du marais, dépourvu de pupille ou de blanc. Son œil droit, lui, avait disparu, et celui qui le lui avait arraché ne semblait pas savoir se servir d’un couteau. C’était horrible… et il en avait vu, des choses horribles, dans sa vie.
— Les sacrifices aident à augmenter la puissance, expliqua-t-elle. Et ils sont d’autant plus efficaces quand ils sont pratiqués sur soi-même.
Nom de Dieu. C’était elle qui s’était infligé cela.
Elle était peut-être incapable de le voir, mais ça ne l’empêcha pas de percevoir sa réaction. Avec un sourire crispé, elle poursuivit son récit :
— Il y a des circonstances atténuantes. Vous ne verrez jamais un sorcier se couper les doigts pour alimenter ses sorts : ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Mais en l’occurrence, ça a marché pour moi. (Elle tapota le tissu cicatriciel autour de son œil droit.) C’est Kouros qui s’est occupé de celui-ci. Et c’est pourquoi je veux les affronter. Je l’ai déjà fait, et j’y ai survécu. Et je dois encore leur rendre la monnaie de leur pièce.
Elle remit ses lunettes et il la vit se détendre quand elle les sentit de nouveau sur son nez.
Tom Franklin n’était pas venu en voiture et, pour des raisons évidentes, elle ne conduisait pas. Il lui assura que la cabine ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de l’appartement, et ni l’un ni l’autre n’eurent la patience d’attendre un taxi. Ils s’y rendirent donc à pied. Elle sentit sa surprise lorsqu’elle glissa son bras autour du sien, mais il ne protesta pas. Au moins n’avait-il pas reculé en poussant un cri de dégoût, contrairement à la dernière personne qui avait vu ce qu’elle s’était infligé.
— Il faudra me prévenir s’il y a un trottoir ou un obstacle sur mon chemin, lui dit-elle. À moins que vous préfériez me voir me casser la figure. Je me repère très bien chez moi, mais à l’extérieur, je suis dépendante de vous.
Il répondit d’un air pince-sans-rire :
— À mon avis, ce ne serait pas la meilleure manière d’obtenir votre aide que de vous laisser vous casser la figure à chaque trottoir. Pourquoi n’avez-vous pas de chien d’aveugle ?
— Mon appartement est trop petit pour un gros chien, dit-elle. Ce ne serait pas gentil pour lui.
Ils marchèrent quelques centaines de mètres en silence, la bruine coulait désagréablement le long de la nuque de la sorcière et trempait le bas du jean qu’elle avait enfilé avant de sortir. Décidément, Seattle était bien fidèle à sa réputation. Il la guidait comme s’il avait déjà fait cela souvent, de manière ferme mais pas trop autoritaire, comme s’ils étaient en train de valser et non de marcher dans la rue. Elle se détendit et avança plus rapidement.
— Wendy ! s’exclama-t-il soudain du ton de celui qui avait une révélation. C’est encore pire que ce que je pensais : j’étais bloqué sur Casper le Gentil Fantôme et Wendy la Gentille Petite Sorcière. Mais Wendy Moira… Je suis prêt à parier que c’est en fait Wendy Moira Angela, non ? Elle prit un air renfrogné.
— Je ne vais pas vous embrasser, et je ne sais pas voler, même avec de la poussière de fée. Et surtout, je déteste Peter Pan, que ce soit en pièce de théâtre ou en dessin animé.
Elle sentit son bras agité de secousses et devina qu’il tentait d’étouffer un fou rire.
— J’imagine, oui.
— Notez bien, Toto, ça pourrait être pire : je pourrais appartenir à la meute de la Cité d’Émeraude.
Il éclata de rire, un rire plus doux qu’elle s’y attendait, avec sa voix si rauque.
— Vous savez quoi ? Je n’avais jamais pensé à ça. Je n’y voyais que le surnom de Seattle.
Elle voulut répondre, mais il accéléra soudain comme un chien de chasse apercevant sa proie. Elle raffermit sa prise sur son bras et s’efforça de suivre le rythme. Il finit par s’arrêter.
— On y est.
Elle sentit la tension qui l’animait, son désir de faire quelque chose, n’importe quoi. Avec un peu de chance, elle pourrait lui en donner l’occasion. Elle lâcha son bras et se mit sur le côté.
— OK, dit-elle sur le ton habituel qu’elle prenait avec la plupart de ses clients, camouflant ainsi l’étrange intimité qui s’était créée entre eux. Je connais la fille qu’on a entendue sur le message de votre frère. Elle s’appelle Molly, mais je crois qu’elle se fait appeler Menthol ou Menthe-à-l’eau, je ne sais plus, Menthe quelque chose, en tout cas. Je vais faire appel à ce qui lui appartient, un cheveu, un mégot de cigarette, peu importe. Mais c’est vous qui devrez chercher. L’objet émettra un rayonnement, mais s’il est minuscule, il sera facile de le rater.
— Et si je ne vois rien ?
— Alors c’est qu’ils n’auront rien laissé derrière eux, et je trouverai une autre méthode.
Ses inquiétudes glissèrent sur elle comme la pluie de Seattle glisserait sur les plumes d’un canard. Puis, se fermant au monde extérieur, elle puisa dans sa réserve de puissance, en sortit l’équivalent magique d’un seau et l’éparpilla en cercle autour d’elle en faisant appel à l’essence de Molly. Elle n’avait pas utilisé ce sort depuis qu’elle avait perdu la vue, mais il n’y avait aucune raison qu’il ne soit plus efficace. Une fois qu’elle les avait appris, les sorts lui obéissaient au doigt et à l’œil, tels des épagneuls bien dressés, et celui-ci ne faisait pas exception.
— Que voyez-vous ? demanda-t-elle.
La vibration de puissance la réchauffait contre la pluie d’automne glaciale qui avait redoublé. Il y avait quelque chose. Elle le sentait.
— Rien, répondit-il d’un ton qui montrait à quel point il avait espéré que ça fonctionnerait.
— Il y a quelque chose, le rassura-t-elle ; une étrange sensation lui parcourut le bras et s’enroula autour de son épaule. (Elle tendit la main droite, la gauche étant occupée à lancer le sort.) Touchez-moi, ça vous aidera peut-être à le voir.
Une vague de chaleur l’envahit quand Tom prit sa main dans la sienne… et elle vit soudain les traces imperceptibles laissées par Molly. Elle se figea.
— Moira ?
Elle n’aperçut rien d’autre. Seulement des petites lumières roses qui étincelaient au sol, lui laissant deviner la topographie des lieux. Elle lâcha sa main et les lueurs disparurent, l’abandonnant de nouveau dans une obscurité totale.
— Vous avez aperçu quelque chose ? l’interrogea-t-elle d’une voix rauque. Qu’il était étrange de voir… Elle mourait d’envie d’essayer une nouvelle fois, mais craignait de le faire, parce qu’elle ignorait comment c’était possible.
— Non.
Il voulait retrouver son frère, et elle voulait retrouver la vue. Même un bref instant. Elle tendit de nouveau la main.
— Touchez-moi encore.
… Et les lueurs réapparurent, comme des paillettes qu’on aurait semées devant elle. Des morceaux de peau morte, des cheveux, trop petits pour l’usage quelle voulait en faire. Mais il y avait autre chose…
Elle suivit la piste étincelante, et soudain apparut, comme s’il avait été caché derrière quelque chose, un petit tas impossible à identifier, mais qui brillait comme un feu de joie.
— Il y a bien un mur à notre droite ? demanda-t-elle.
— Un immeuble et une impasse, répondit-il d’un ton crispé, qu’elle fit mine de ne pas remarquer : elle avait d’autres priorités.
Ils avaient attendu le frère de Tom, cachés dans l’impasse. Peut-être Jon avait-il l’habitude d’utiliser cette cabine.
Elle guida Tom jusqu’à la forte lueur et se baissa pour la ramasser : c’était quelque chose de mou et gluant, un chewing-gum. Encore mieux que ce qu’elle espérait, pensa-t-elle. La salive ferait un meilleur guide encore qu’une mèche de cheveux ou une rognure d’ongle. À contrecœur, elle lâcha la main de Tom.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Le chewing-gum de Molly.
Elle laissa sa magie relâcher son emprise sur son dernier sort et revenir en elle avec un claquement, sa puissance réchauffant sa peau au point de la rendre presque brûlante. Le prochain sort serait plus facile, même s’il risquait au bout du compte de lui drainer plus de pouvoir. La magie de compassion, qui utilisait les liens entre des éléments semblables, était l’un des talents que son père lui avait transmis.
Mais avant d’utiliser de nouveau la magie, il allait falloir découvrir ce que Tom avait fait de son sort précédent, et comment le simple fait de le toucher avait pu lui permettre de voir.
Elle semblait presque immatérielle. Une violente bourrasque qu’il n’avait pas sentie, pas même lorsqu’elle lui avait serré la main avec tant de force, avait dérangé ses cheveux. Elle avait les mains rougies, comme si elle les avait tenues trop près d’un feu. Il aurait voulu les soulager d’une caresse… mais il n’avait pas la moindre intention de la toucher de nouveau.
Il ignorait totalement ce qu’elle lui avait fait alors qu’elle se cramponnait à lui, agitant son corps entier d’un frisson brûlant. Il n’aimait pas les surprises : elle lui avait dit qu’il devrait regarder, pas qu’elle l’utiliserait, lui, pour voir. Et surtout, ce qui le dérangeait, c’était qu’il aurait aimé qu’elle ne le lâche jamais. Les sorcières puisaient plus de puissance dans la souffrance de ceux qui avaient des pouvoirs magiques, lui avait-elle expliqué. Les gens comme lui… mais il n’avait ressenti aucune douleur, ou au moins, ne s’en était-il pas rendu compte. Il n’avait pas peur d’elle. Pas vraiment. Elle avait beau être une sorcière, elle ne lui arrivait pas à la cheville. Même sous forme humaine, il aurait pu la briser en deux en un instant. Mais si elle l’utilisait…
— Pourquoi m’aidez-vous ? demanda-t-il une nouvelle fois ; mais à présent, la question lui semblait plus importante.
Il savait ce qu’elle était, mais soudain, cela prenait une tout autre signification. Cependant, il s’y connaissait assez en matière de sorcières pour ne pas poser la question qui s’imposait, c’est-à-dire la nature exacte de ce qu’elle lui avait fait. Elles avaient tendance à être très secrètes quand il s’agissait de leurs sorts, de la même manière qu’un chien errant refusait de montrer l’endroit où il dissimulait ses os.
Elle lui avait pris quelque chose en l’utilisant ainsi… et par la même occasion, rompu la confiance qu’il avait sentie se développer entre eux. Il avait besoin de savoir ce qu’il pouvait attendre d’elle, de savoir exactement dans quoi elle l’entraînait, en dehors d’une mission de secours pour son frère. Les sorcières n’étaient pas réputées pour leur altruisme.
— Que voulez-vous ? Vous venger de votre cécité ?
Elle le regarda – ou plutôt, sembla le regarder – en réfléchissant à la question. Ils étaient déjà peu nombreux, ceux qui étaient capables de mentir à Tom avant son Changement : c’était le genre de chose que les flics apprenaient au cours de leur première année dans la police. Et depuis, il était devenu capable de flairer un mensonge à plusieurs kilomètres, avant même qu’il ait été prononcé.
— C’est Alan Choo qui vous a envoyé vers moi. C’est une des raisons. Deuxièmement, votre frère appartenant à la police, une enquête sur sa mort pourrait avoir des conséquences regrettables. De plus, il prend des risques pour aider des personnes qu’il ne connaît pas. C’est la moindre des choses qu’on lui retourne la faveur. C’est une troisième raison.
Elle disait la vérité, mais il y avait autre chose. Elle arborait une expression indéchiffrable, comme si le sort qu’elle avait lancé avait aussi changé la vision qu’elle avait de lui.
Elle pencha alors la tête sur le côté et poursuivit d’une voix complètement différente.
— Les péchés de nos pères…
C’était là la vérité absolue. Totalement obscure, mais la vérité, néanmoins.
— Les péchés de nos pères ?
— Le véritable nom de Kouros, c’est Lin Keller, même s’il ne s’est pas fait appeler ainsi depuis au moins vingt ans.
— C’est votre père… (Il arriva à la conclusion qui s’imposait.) C’est votre père qui dirige le convent de Samhain ?
C’était donc son père qui lui avait arraché un œil et – il savait lire entre les lignes – l’avait contrainte à sacrifier l’autre ? Son propre père ?
Elle inspira profondément, et pendant un bref instant, il crut qu’elle allait fondre en sanglots. Mais une soudaine brise lui apporta son odeur, et il se rendit compte qu’elle était en colère. Une colère qui ressemblait à celle d’un loup-garou, agressive et sauvage.
— Je n’en fais pas partie, répondit-elle d’une voix une demi-octave plus basse qu’auparavant. Je n’ai pas l’intention de vous entraîner dans son repaire et de lui donner l’occasion de bouffer du loup-garou. Si je suis ici, c’est parce qu’un pauvre type m’a convaincue qu’il avait besoin de mon aide. Et je veux que lui et son frère sortent de ma vie en même temps que des griffes de mon salopard de père, et ne pas avoir leurs morts à eux aussi sur la conscience.
Quelqu’un d’autre aurait pu avoir peur d’elle, vu que c’était une sorcière. Tom, lui, voulait s’excuser… et il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait eu une telle impulsion. C’était d’autant plus surprenant qu’il n’avait pas voulu l’offenser : elle l’avait mal compris. Peut-être avait-elle mal interprété son sentiment de révolte quand il avait appris que c’était son père qui l’avait mutilée. Il n’avait jamais cru qu’elle pouvait appartenir à sa bande.
Mais il garda ses excuses pour lui et ne prit même pas la peine de se justifier. Les gens avaient tendance à dire des choses qu’ils ne pensaient pas vraiment, lorsqu’ils étaient en colère.
— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? répéta-t-il.
— Comment ça, qu’est-ce que je vous ai fait ? Son ton était plus glacial que la banquise.
— Quand vous cherchiez le chewing-gum. J’ai eu l’impression d’être frappé par la foudre.
Il ne tenait pas à lui dire tout ce qu’il avait ressenti. Elle haussa un sourcil et sa froideur laissa place à de l’intérêt.
— Et vous avez eu la sensation que je vous faisais quelque chose ? (Elle tendit la main gauche.) Prenez ma main.
Il l’examina un instant.
Elle sourit. Il ignorait qu’elle avait un tel sourire. Lumineux, joyeux et inattendu. Avec l’air de tout savoir, comme si elle avait lu jusqu’à la moindre de ses pensées à cet instant-là. Sa colère et le malentendu qui les opposait s’évaporèrent comme s’ils n’avaient jamais existé.
— J’ignore ce qui s’est produit, lui dit-elle gentiment. Permettez-moi d’essayer de le reproduire et peut-être pourrai-je vous en dire plus.
Il avança sa main vers elle. Au lieu de la prendre dans la sienne, elle se contenta d’effleurer sa paume de ses doigts. Elle s’approcha de lui et baissa la tête, lui laissant apercevoir son cuir chevelu pâle qui apparaissait, comme luisant faiblement, sous ses cheveux. La magie qui le toucha cette fois-ci était plus douce, une étincelle au lieu d’un feu d’artifice… et elle recula brusquement les doigts, comme si sa main à lui avait été une patate chaude.
— Nom de nom, qu’est-ce que…
Elle se frotta les bras d’un air passablement nerveux.
— Quoi ?
— Vous n’avez pas concentré mon énergie, en tout cas, je peux vous le dire…
— Alors que s’est-il passé ?
Elle secoua la tête, visiblement mal à l’aise.
— J’ai l’impression que je me suis servie de vous pour voir. Mais ça ne devrait pas être possible.
Il sourit d’un air lugubre.
— Je suis donc comme un loup d’aveugle pour vous ?
— Je ne sais pas.
Il reconnut la panique qu’elle ressentait : il l’avait souvent vue dans son propre miroir. C’était toujours effrayant quand quelque chose qu’on pensait parfaitement maîtriser se retrouvait hors de contrôle. Chez lui, c’était le loup qui lui faisait cet effet.
Il sentit son estomac se dénouer : elle ne l’avait pas fait exprès. Elle ne l’utilisait pas.
— Est-ce dangereux pour moi ?
Elle fronça les sourcils.
— C’est douloureux ?
— Non.
— Même cette fois-ci ?
— Même cette fois-ci.
— Alors ça n’est pas dangereux pour vous.
— D’accord, dit-il. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Elle ouvrit la main droite, celle qui renfermait le chewing-gum.
— Pas on, moi. Ceci va nous mener à Molly. Et Molly saura où se trouve votre frère.
Elle replia les doigts, retourna la main vers le sol et tourna lentement sur elle-même. Elle trébucha sur un trou dans le trottoir et il la rattrapa au vol. Il saisit son poignet et elle s’agrippa à lui, envoyant une nouvelle vague d’énergie à travers tout son corps.
— Ils sont sur un bateau, souffla-t-elle avant de s’évanouir dans ses bras.
Elle reprit conscience avec la migraine qui la tourmentait toujours lorsqu’elle avait abusé de la magie, et ne sachant absolument pas où elle pouvait bien se trouver. Ce n’était pas l’odeur de son appartement, mais elle était allongée sur un canapé, avec une couverture sur elle.
La panique menaça de l’envahir. Parfois, elle détestait vraiment être aveugle.
— De retour parmi nous ?
— Tom ?
Il dut entendre la peur dans sa voix, parce que, quand il reprit la parole, ce fut d’une voix plus douce et après s’être rapproché d’elle.
— Vous vous trouvez sur mon canapé. Nous étions à mi-chemin entre chez vous et chez moi, et au moins, je savais que je pourrais entrer dans mon appartement, vu que le vôtre est probablement protégé par des sorts divers et variés. Comment vous sentez-vous ?
Elle s’assit et mit les pieds par terre, ce qui lui confirma qu’elle se trouvait effectivement sur un canapé.
— Est-ce que vous auriez quelque chose de sucré ? Du thé ou un jus de fruit ?
— Du chocolat ou du thé, lui proposa-t-il.
— Du thé, s’il vous plaît.
Il devait déjà avoir fait chauffer de l’eau, car il revint presque aussitôt avec une tasse à la main. Elle avala aussi vite que possible le breuvage, dont la chaleur fit autant que la douceur pour soulager son mal de tête.
— Désolée, dit-elle.
— De quoi exactement ? s’étonna-t-il.
— De vous avoir utilisé. J’ai l’impression que vous n’avez aucune défense, lui répondit-elle d’un air hésitant. Nous avons tous des barrières pour empêcher les intrusions psychiques. C’est le seul moyen d’être en sécurité.
Il ne dit rien, et elle devina qu’il réfléchissait à ce qu’elle venait de lui apprendre.
— Ça signifie que je suis vulnérable aux sorciers ?
Elle ne savait que faire de sa tasse vide et la posa à côté d’elle, sur le canapé. Puis elle se servit de sa main, celle avec laquelle elle se guidait, pour le regarder une nouvelle fois.
— Non, je ne pense pas. En fait, vos défenses semblent solides, plus solides que la moyenne, ce qui paraît logique pour un loup aussi haut dans la hiérarchie de meute que vous. J’ai l’impression que ce n’est qu’à moi que vous êtes vulnérable.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que, lorsque je vous touche, je peux voir la magie à travers vos yeux. Si ça se trouve, avec un peu d’entraînement, il me sera peut-être même possible de voir tout court. Ce qui veut dire que vous pouvez alimenter ma magie avec votre peau. (Elle déglutit avec difficulté.) Ça ne va pas vous plaire.
— Quoi ?
— En fait, vous semblez vous comporter comme mon démon familier. (Elle ne put percevoir sa réaction.) Enfin, si j’en avais un.
Elle entendit le parquet grincer et sentit le mouvement de Tom. Il effleura son épaule en ramassant la tasse. Puis elle l’entendit s’éloigner et la poser sur une surface solide.
— Vous voulez un autre thé ?
— Non, répondit-elle, soudain envahie par le besoin d’être chez elle, dans un endroit où elle ne dépendait pas tant de lui. Ça va. Si vous pouviez m’appeler un taxi, je vous en serais reconnaissante.
Elle se leva à son tour, puis se rendit compte qu’elle ignorait complètement où se trouvait la porte et quels obstacles pouvaient se dresser sur son chemin. Dans son appartement, grâce à sa magie, elle ne se sentait jamais aussi impuissante.
— Pouvez-vous trouver mon frère ?
Elle ne l’avait pas entendu bouger, aucun craquement de latte, aucun souffle, mais elle s’aperçut qu’il se trouvait à peine à quelques centimètres d’elle. Désorientée et vulnérable, elle eut pour la première fois peur de lui. Il recula d’un grand pas.
— Je ne vous veux aucun mal.
— Ce n’est rien, s’excusa-t-elle. Vous m’avez juste surprise. Nous avons toujours le chewing-gum ?
— Oui. Vous avez dit qu’elle était sur un bateau.
Elle l’avait oublié, mais dès qu’il le lui rappela, elle fut capable de voir le bateau dans son esprit. Ce n’était pas comme ça que le sort était censé fonctionner. C’était normalement plus quelque chose qui ressemblait à un jeu de chaud et froid. Mais pourtant, son œil mental voyait très nettement le bateau.
Rien n’avait vraiment changé, en dehors du fait qu’elle avait utilisé quelqu’un sans en demander la permission. Il lui fallait toujours secourir un policier, et tuer son père.
— Si nous avons toujours le chewing-gum, alors je peux trouver Molly, la fille qu’on a entendue sur votre enregistrement.
— J’ai un ami qui peut nous prêter un bateau.
— Parfait, finit-elle par dire après un instant d’hésitation. Vous n’auriez pas de l’aspirine ?
**
*
Elle détestait les bateaux. Le roulis bouleversait complètement son sens de l’orientation, le moteur étouffait tous les bruits, et l’odeur de l’océan recouvrait les effluves dont elle se servait habituellement pour se repérer. Mais il y avait pire : la simple idée de devoir nager sans savoir dans quelle direction elle allait. L’air humide fit passer un frisson sur sa peau déjà glacée.
— Dans quel sens devons-nous aller ? demanda Tom en haussant la voix pour se faire entendre par-dessus le moteur.
Sa présence n’aurait pas dû autant la rassurer, étant donné que les loups-garous ne pouvaient pas nager, mais pourtant c’était le cas. De la main qui tenait le chewing-gum, elle montra une direction.
— Ce n’est pas très loin, le prévint-elle.
— Il y a un ponton privé à peu près à 800 mètres d’ici. On dirait qu’il n’est pas très récent, l’informa-t-il. Un bateau y est amarré. La Sterne, comme l’oiseau.
Ça semblait coller.
— Ce doit être celui-là.
Il y avait d’autres navires autour d’eux, elle les entendait.
— Quelle heure est-il ?
— À peu près 10 heures du matin. Nous venons de dépasser le bateau.
Les traces de Molly sur le chewing-gum semblèrent réagir à la proximité de leur source et Moira sentit sa main attirée comme par un aimant vers la poupe du canot.
— C’est lui.
— Il y a un petit port à un peu plus d’un kilomètre en arrière, dit-il en faisant virer le bateau. On va y amarrer le canot et revenir ici à pied.
Mais quand il eut fini d’attacher le bateau, il sembla changer d’idée.
— Restez ici, je vais repérer le terrain.
Moira se frotta les mains l’une contre l’autre. Ça la troublait tellement de voir sa magie se comporter d’une manière inhabituelle qu’elle s’était laissé déstabiliser. Il fallait qu’elle se reprenne. Elle lui décocha un sourire langoureux.
— Mais oui, pauvre petite aveugle… Il faut la garder hors de danger, pas vrai ? (Elle tourna la main, paume vers le ciel, et entendit rugir la flamme qu’elle venait d’invoquer.) Vous aurez besoin de mon aide quand vous trouverez Molly. Vous êtes peut-être un loup-garou, mais elle, c’est une sorcière qui a l’aspect d’une petite chose fragile. (Elle étouffa la flamme et s’épousseta les mains.) Sans compter qu’elle a peur de moi. Elle me dira où se trouve votre frère.
Elle ne laissa pas transparaître sa gratitude lorsqu’il l’aida à sortir du canot. À l’issue de tout cela, il retournerait à sa vie et elle à la sienne. Si elle voulait le garder près d’elle… mais elle savait qu’il refuserait de rester. Elle n’était qu’une sorcière rendue hideuse par les cicatrices du passé.
De toute façon, si elle devait se fier à ses rêves, elle n’en sortirait pas vivante. Elle traversa les sous-bois fournis comme si elle voyait chaque obstacle, une main sur l’épaule de Tom et l’autre tendue devant elle. Il se demanda si elle utilisait sa magie pour se repérer.
En tout cas, elle ne l’utilisait pas, lui. Elle avait posé une main légère et chaude sur son épaule, mais sa chemise en flanelle faisait obstacle entre leurs deux peaux. Plus probablement, elle comprenait son langage corporel et se servait de son autre main pour écarter d’éventuelles branches basses.
Ils remontèrent un chemin à moitié envahi par les mauvaises herbes qui se trouvait à une vingtaine de mètres de la rive, celle-ci étant dissimulée par un bosquet de fougères et de broussailles. Il gardait l’oreille tendue pour savoir s’ils s’éloignaient de l’océan.
La Sterne avait été amarrée dans une petite crique naturelle, attachée à un ponton battu par les vents, non loin d’un abri en ruine. C’était visiblement une propriété privée, contrairement à l’endroit où il avait amarré leur canot. Ils étaient remontés vers le nord et il estima qu’ils se trouvaient non loin d’Everett. Il ne fut pas vraiment surpris lorsque le chemin s’arrêta devant une clôture flambant neuve qui devait faire deux mètres cinquante de haut. C’était une propriété qui valait de l’or, et celui à qui elle appartenait devait attendre que les enchères montent pour la revendre. En attendant, il faisait son possible pour empêcher les vandales d’y pénétrer.
Il aida Moira à escalader la clôture, se contentant de lui murmurer des indications jusqu’à ce qu’elle en trouve le sommet. Il attendit qu’elle soit passée de l’autre côté et la rejoignit d’un bond impressionnant.
Le chemin qu’ils avaient emprunté continuait au-delà de la barrière, mais il était visiblement moins fréquenté qu’auparavant. Ils traversèrent pendant quelques centaines de mètres un champ de ronces et se retrouvèrent à la limite d’une étendue d’herbe humide qui leur arrivait à mi-cuisse et ressemblait à une pelouse longtemps négligée. Il s’arrêta avant de quitter la protection des buissons et s’accroupit.
— Il y a une maison calcinée, dit-il à Moira qui l’avait imité et s’était agenouillée. L’incendie a dû avoir lieu il y a quelques années car je ne sens aucune odeur.
— Une cachette, commenta-t-elle.
— On a monté un camp dans le coin, poursuivit-il. Je vois les restes d’un feu.
— Vous apercevez le bateau d’ici ?
— Non, mais il y a un chemin qui semble mener vers la plage. Je pense que nous sommes au bon endroit.
Elle ôta la main de son bras.
— Vous pouvez aller vérifier en restant discret ?
— Ce serait plus simple sous forme de loup, admit Tom. Mais je n’ose pas me métamorphoser. Il est possible que nous ayons à nous enfuir rapidement, et il me faut un certain temps pour reprendre forme humaine.
Il espérait que Jon serait en état de piloter en cas d’urgence, mais il n’aimait pas se fier à quelque chose de si incertain. Moira, elle, serait incapable de naviguer.
— Attendez, souffla-t-elle.
Elle murmura quelques mots et posa ses doigts froids sur sa gorge. Un choc soudain, comme une décharge électrique sous stéroïdes, le frappa. Quand ce fut terminé, les doigts de Moira étaient devenus brûlants sur sa carotide.
— Vous n’êtes pas réellement invisible, mais si vous croisez quelqu’un, il regardera ailleurs.
Il sortit son pistolet et en vérifia le chargeur avant de le glisser de nouveau dans la crosse. Le gros pistolet était parfaitement adapté à sa main. Il avait une confiance absolue dans les armes, aussi bien celles à feu que ses crocs, ou quoi que ce soit qui permettait d’atteindre son objectif ;
— Je n’en ai pas pour longtemps.
— Allez-y maintenant, ou vous n’y arriverez jamais, lui dit-elle en le poussant gentiment. Je peux parfaitement m’occuper de moi-même.
Ça l’embêtait vraiment de la laisser seule en plein territoire ennemi, mais le bon sens lui disait qu’il lui serait plus facile de passer inaperçu ainsi. De toute façon, en tant que sorcière, elle était loin d’être sans défense, même face à d’autres magiciens.
N’osant se fier totalement au sort qu’elle lui avait lancé, il se glissa aussi discrètement qu’une ombre entre les grands arbres aux branches alourdies par l’humidité, restant courbé afin de paraître plus petit et évitant de faire du bruit. Cela étant, le climat de Seattle avait tendance à minimiser les risques de craquements : les feuilles mortes étaient humides et pourrissantes, rendant sa progression parfaitement silencieuse.
Le bateau se trouvait bien amarré au ponton, dansant joyeusement sur les vagues. Vide. Il ferma les yeux et flaira l’air matinal, à la recherche de toutes les informations possibles.
Son frère avait été transporté dans ce bateau, avec d’autres personnes dont il mémorisa l’odeur. Si quelque chose arrivait à Jon, il les traquerait et les tuerait l’une après l’autre. Une fois les empreintes olfactives enregistrées, il consacra son odorat à la piste de Jon.
Il trouva du sang là où son frère s’était écorché contre l’écorce d’un arbre, des buissons écrasés à l’endroit où il avait tenté de s’enfuir et où il s’était battu avec un autre homme… à moins qu’il n’ait fait cela que pour semer des indices à l’intention de Tom. Il savait que celui-ci accourrait à sa rescousse. C’était comme ça que ça marchait, chez eux.
Le chemin pris par les kidnappeurs longeait la rive sur plusieurs centaines de mètres avant de s’enfoncer dans les terres, mais pas en direction de la maison en ruine. Ils avaient trouvé une meilleure cachette. Une petite grange presque entièrement dissimulée par les frondaisons était confortablement nichée dans les débris d’un enclos à bétail. Ses parois argentées avaient autrefois été peintes en rouge, mais le toit d’aluminium recouvert de mousse, lui, était intact. Et c’était là que se trouvait son frère. Il ne comprit pas ce qu’il disait, mais il reconnut sa voix… et le rythme chaotique de ses paroles lui fit comprendre qu’il persistait à se faire passer pour un schizophrène. Si Jon jouait la comédie, c’est qu’il allait bien. Le soulagement l’envahit et il se calma.
Il ne lui restait plus qu’à aller chercher sa sorcière… Il vit alors un mouvement du coin de l’œil et s’aplatit au sol, complètement immobile, caché par les herbes mouillées.
Moira ne fut pas surprise quand ils la trouvèrent : 10 heures du matin, ce n’était pas le moment idéal pour passer inaperçu. C’était l’un des adeptes les plus jeunes, déduisit-elle du couinement de surprise qu’il émit avant de partir à toute allure chercher de l’aide.
Évidemment, si elle avait réellement cherché à se cacher, elle aurait pu y parvenir. Mais après le départ de Tom, elle s’était rendu compte que, si elle voulait trouver Samhain, le plus simple était de les laisser la trouver, elle. Elle avait donc tout fait pour attirer leur attention.
S’ils la trouvaient, ça les déstabiliserait. Ils savaient qu’elle travaillait seule. Son arrivée les étonnerait, mais ils ne penseraient pas à chercher quelqu’un d’autre… faisant de Tom son arme secrète.
La magie attirait la magie, à moins de faire des efforts pour la cacher. N’importe lequel d’entre eux aurait donc dû sentir les flammes qu’elle faisait danser sur ses mains. Cela leur avait pris plus longtemps que prévu. En attendant le retour du jeune adepte, elle dénicha une pierre aux bords aiguisés qu’elle fourra au fond d’une poche. Puis elle s’assit en tailleur et sentit la fraîcheur de la terre humide l’envahir.
Elle ne l’entendit pas approcher, mais son silence lui confirma l’identité de celui auprès de qui le jeune adepte était allé chercher de l’aide.
— Bonjour, père, dit-elle en se relevant. Nous avons tant de choses à nous dire.
Elle n’avait pas l’air d’une prisonnière, se dit Tom en regardant Moira avancer vers la grange comme si elle connaissait les lieux, à moins qu’elle soit simplement en train de suivre l’adolescent maussade qui la précédait d’un pas lourd sur la pelouse. Un homme de grande taille les suivait, son regard affamé braqué sur le dos de Moira.
Le loup de Tom poussa un rugissement étouffé en reconnaissant un autre mâle dominant, alors que Tom, lui, se disait que cet homme semblait bien trop jeune pour avoir une fille adulte. Mais cela ne pouvait être personne d’autre que Lin Keller : un tel prédateur n’aurait jamais accepté de laisser quiconque lui donner des ordres ou même d’avoir dans son entourage une personne susceptible de le défier. Il connaissait un ou deux Alphas qui raisonnaient de la même manière. Tom les regarda disparaître à l’intérieur de la grange.
Cela lui faisait mal d’imaginer qu’elle ait pu le trahir, comme s’il y avait un lien spécial entre eux, alors qu’il la connaissait à peine depuis quelques heures. Une partie de lui refusait d’y croire. Il se souvint de son indignation lorsqu’elle avait pensé qu’il la croyait appartenir à Samhain, et ça le conforta dans son idée. De toute façon, ça n’avait pas grande importance. Pas pour le moment. Tout ce qui comptait, c’était de sauver Jon, le reste pouvait attendre. Soit sa sorcière était prisonnière, soit elle l’avait trahi. Quoi qu’il en soit, il était temps de libérer le loup de ses chaînes.
La métamorphose fut aussi douloureuse qu’à l’accoutumée, mais son expérience en la matière lui permit de ne pas émettre un cri pendant que son squelette se réorganisait et que ses muscles glissaient le long de ses os, s’adaptant à sa nouvelle forme. Il souffrit pendant une quinzaine de minutes puis se redressa sur ses quatre pattes, les babines retroussées sur un grognement muet, prêt à tuer quelqu’un. N’importe qui.
Au lieu de cela, il s’approcha aussi silencieusement qu’un fantôme de la grange où sa sorcière l’attendait. Il n’accorda aucune attention à la porte par laquelle ils étaient entrés, choisissant plutôt de passer par le côté du bâtiment, où se trouvaient quatre stalles. Les portes de deux d’entre elles étaient endommagées, leurs planches arrachées. L’une des ouvertures était assez grande pour lui permettre de s’y glisser.
L’obscurité régnait à l’intérieur, et les demi-cloisons des stalles l’empêchaient de voir la pièce principale, où se dissimulaient ses proies. Jon continuait à parler, une conversation furieuse avec un interlocuteur absent, un délire concernant l’Ancien Testament, appuyé par des citations de celui-ci. Tom en reconnaissait la plupart.
— Alors comme ça, on tue toujours des innocents, père ? constata Moira d’un ton froidement désapprobateur, interrompant le soliloque de Jon.
Tom eut un soupir de soulagement. Ils l’avaient trouvée, ce maudit convent de Samhain l’avait trouvée, il ne savait comment, mais elle n’était pas l’une d’entre eux.
— Toujours aussi amatrice de jugements à l’emporte-pièce.
Tom se serait attendu à une voix plus… imposante. Son Alpha, par exemple, aurait pu se reconvertir en télévangéliste, avec sa voix de stentor. Cet homme-là s’exprimait avec la passion d’un comptable.
— Tue-la. Tue-la avant qu’elle nous détruise… je l’ai vu ! C’était Molly, la fille qu’il avait entendue sur le message de Jon.
— Tu serais incapable de voir un éléphant dans un couloir, Molly, la rabroua Moira. Mais tu as raison, bien sûr.
D’autres personnes se trouvaient dans la grange, Tom en sentait l’odeur, mais ils restaient silencieux.
— Tu ne vas pas me tuer, intervint Kouros. Si tu en étais capable, tu l’aurais déjà fait depuis longtemps. Ce qui m’amène à une question : que fais-tu ici ?
— Je suis venue t’empêcher de tuer cet homme.
— J’en ai tué tant d’autres avant lui sans que tu essaies de m’arrêter. Qu’a-t-il donc de si spécial ?
Moira sentit le poids de toutes ces morts sur ses épaules. Il avait raison. Elle aurait pu le tuer avant… avant que lui-même tue quiconque.
— Il a un frère.
Elle sentait la présence de Tom dans la grange, mais son sort de discrétion devait toujours être actif ; car personne d’autre ne semblait remarquer le loup-garou. Or, n’importe quel sorcier vaguement sensible aux auras aurait dû le percevoir. Le frère de Tom était une vague silhouette à sa gauche, qu’elle devinait plus grâce au flot constant de paroles que débitait Jon que grâce à ses pouvoirs magiques. Le père de Moira, lui, n’était perceptible que par sa voix.
Il y avait d’autres personnes dans le bâtiment – elle n’avait toujours pas réussi à déterminer de quel type de construction il s’agissait, probablement une étable, si on devait en croire le sol en terre battue et la faible odeur de bétail – mais elle ne parvenait pas non plus à les localiser. Néanmoins, elle savait où était Molly, et c’était le plus important, car c’était le bras droit de Kouros.
— Quelqu’un t’a payée pour m’affronter ? s’exclama son père d’un ton incrédule. Pour nous affronter tous ?
Il fit alors quelque chose, un geste. Moira ne l’aurait même pas remarqué si Molly n’avait pas poussé un soupir de soulagement. Du coup, elle ne se sentit pas vraiment coupable d’enfermer l’essence de celle-ci à l’intérieur de ses barrières mentales, utilisant pour cela le chewing-gum qu’elle tenait toujours au creux de la main.
Quand la magie du convent frappa ses barrières, ce fut Molly qui en subit les dommages. Elle mourut aussitôt. Molly, sa petite sœur, dont elle ne sentit soudain plus la présence.
Quelqu’un, un jeune homme, hurla le nom magique de Molly : Gaulthérie. Et il y eut un mouvement de panique là où elle l’avait sentie pour la dernière fois. Moira laissa tomber par terre le chewing-gum devenu à présent inutile.
— Oh, tu le paieras, siffla son père. Tu le paieras avec ton pouvoir et ta douleur jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de toi.
Quelqu’un projeta une flèche de puissance vers elle, mais ce n’était pas une riposte concertée du convent, et elle glissa sur son armure magique sans même l’érafler. Ce ne fut pas le cas du poing qui la frappa en plein visage, enfonçant ses lunettes dans l’arête de son nez et la projetant au sol. Le poing de son père. Elle en aurait reconnu le poids à tous les coups.
Incertaine de l’endroit où se trouvaient ses ennemis, elle resta immobile, l’oreille tendue. Mais elle n’entendit pas Tom arriver : il fut soudain parmi eux. Et le cercle de terreur qui s’élargit rapidement autour de lui – de toutes les émotions, c’était la peur qu’elle percevait le plus facilement – lui apprit qu’il était sous sa forme de loup. Ce devait être impressionnant.
— Ta victime a un frère, répéta-t-elle à l’adresse de son père, sachant qu’il entendrait le mépris amusé dans sa voix. Et tu l’as sacrément énervé.
La bête près d’elle poussa un rugissement. Quelqu’un hurla. Même les sorciers avaient peur des monstres.
Le convent se dispersa. La plupart étaient des enfants, et ils s’enfuirent à toute allure. La mort de Molly suivie par l’irruption d’une créature de cauchemar, c’était plus que ce qu’ils pouvaient supporter, pauvres petits soldats sans formation, volontairement handicapés pour servir de chair à canon à son père. Tom gronda, faisant vibrer sa cage thoracique comme si c’était une caisse de résonance. Il bondit tel le prédateur impitoyable qu’il était, et l’un de ceux qui ne s’étaient pas enfuis mourut. Le frère de Tom, elle le remarqua, s’était complètement tu.
— Un loup-garou, souffla Kouros. Voilà une victime qui en vaut la chandelle.
Elle perçut la terreur qui l’avait envahi et devina qu’il attaquerait Tom avant de s’en prendre à elle.
Le loup-garou revint près d’elle, probablement afin de la protéger. Elle tendit la main gauche, essayant d’étendre ses défenses autour de lui, même si cela risquait de les fragiliser au point de les rendre inefficaces, mais elle n’avait pas tenu compte de l’effet étrange que Tom avait sur elle. Sur sa magie. Le sort de son père, une chose immonde qui aurait causé une souffrance atroce et infligé des dégâts permanents à Tom si elle avait atteint son but, frappa juste après qu’elle eut posé la main sur l’échine du loup. Pendant un bref instant, le temps d’un souffle, rien ne se produisit.
Puis soudain, elle sentit la fourrure du loup se hérisser sous ses doigts. Tom émit un bruit étrange et Moira fut envahie, presque débordée, par la vague de puissance que Kouros avait envoyée et qui lui arrivait après avoir traversé le loup. Et elle vit. Pour la première fois depuis ses treize ans, elle vit vraiment. Elle se redressa en balayant de son visage les verres brisés de ses lunettes. Le loup brun chocolat qui se tenait à côté d’elle était gigantesque. Une cicatrice argentée serpentait le long de son museau déformé par la rage. Ses yeux d’un brun jaunâtre lançaient des éclairs de glace. Un bref regard lui permit d’apercevoir deux cadavres, l’un calciné, l’autre déchiqueté, et un homme très sale et poilu attaché à un poteau, les mains dans le dos, qui ne pouvait être que Jon, le frère de Tom. Puis elle vit son père, qui semblait bien plus jeune que dans son souvenir. Pas étonnant qu’il ait recruté des adolescents pour son convent : il ne se contentait pas de leur voler leur magie. Il leur siphonnait aussi leur jeunesse. Un convent était censé être un rassemblement entre égaux, pas un garde-manger pour un seul sorcier avide.
Elle le contempla et vit qu’il avait peur. C’était logique. Il avait fait appel à tout son pouvoir pour alimenter son sort. Il était à présent sans défense. Et il avait peur d’elle.
C’était exactement comme dans son rêve. Elle sortit la pierre de sa poche et eut l’impression qu’elle disposait de tout le temps du monde pour s’ouvrir la paume droite. Puis elle tendit sa main recouverte de sang, sa main de puissance, vers lui.
— Par le sang qui nous relie, murmura-t-elle, et elle sentit la magie se ramasser comme un fauve au plus profond d’elle-même.
— Tu vas mourir aussi, s’écria Kouros d’un ton paniqué. Comme si elle l’ignorait.
— Le sang, appelle le sang.
Elle ôta son autre main de la douce fourrure avant de prononcer le dernier mot, afin que son sort ne frappe pas le loup. Elle redevint aussitôt aveugle. Mais ce ne serait que pour un bref instant.
Tom bondit avant même que Moira ait cessé de le toucher et il lui percuta la hanche, détournant son sort. Sa magie l’inonda, le frappant, lui, au lieu d’atteindre celui vers qui elle était dirigée. Le loup la laissa crépiter dans ses os et la renvoya, purifiée, vers Moira.
C’était très agréable, mais il ne se laissa pas distraire de son objectif ; Il sauta si rapidement sur l’homme que celui-ci ne le vit même pas arriver, les yeux toujours braqués sur Moira.
Meurs, pensa-t-il en enfonçant ses crocs dans la gorge de Kouros, avalant une délicieuse gorgée de sang et de mort et savourant le goût de sa chair. Cet homme s’en était pris à la famille du loup, à la sorcière du loup. La joie rendit la saveur encore plus exquise.
— Tom ?
Moira avait l’air complètement perdu.
— Il va bien, répondit son frère d’une voix éraillée. (Il avait parlé au point de devenir presque aphone.) Restez tranquille le temps qu’il retrouve son sang-froid. Ça va, ma petite dame ?
Tom leva la tête et regarda sa sorcière. Elle était recroquevillée sur le sol, paraissant minuscule et vulnérable, son visage mutilé offert aux regards. Elle semblait si fragile, mais Tom savait qu’il ne fallait pas s’y fier, et Jon s’en rendrait compte, lui aussi.
L’homme qu’il clouait au sol de ses griffes s’en était lui aussi rendu compte. Il était mort en sachant qu’elle avait le pouvoir de le tuer.
Tom aurait bien voulu lui laisser ce privilège… mais pas si ça devait causer sa mort à elle. Il avait donc eu la double satisfaction de la sauver et de tuer Kouros. Il se concentra sur son dîner.
— Tom, arrête, intervint Jon. Beurk. Je sais que tu n’as pas faim. Arrête, je te dis.
— Kouros est mort ? demanda la sorcière d’une voix tremblante.
— Ça ne fait aucun doute, la rassura Jon. Écoute, Tom, je sais ce que tu ressens. J’ai voulu lui faire subir ça à maintes reprises ces dernières heures. Mais j’aimerais autant me barrer d’ici avant que ces gamins reviennent alors que je suis toujours ligoté à ce poteau. (Il hésita un instant.) Ta compagne aussi doit s’en aller.
Tom réfléchit un instant, mais il savait que Jon avait raison. Il n’avait plus vraiment faim. Il était temps de ramener sa famille à la maison.